« T’inquiète pas Lulu, j’connais un type qui sait le fabriquer. Il va t’en filer gratos et y’aura plus de pépin. » Tu paniques, t’as presque du mal à respirer alors t’attrapes ton inhalateur et t’appuies deux fois pour soulager ton angoisse. Ton frère adoptif vient de t’annoncer que t’es un drogué, un drogué du Nutella magique. Il a identifié tes symptômes et pointé ton mal du doigt comme un vrai professionnel. Et il s’y connaît Nunzio, c’est son métier. « Mais si je fais attention à ce que je mange, que j’en prends plus … » T’as à peine le temps de finir ta phrase qu’il t’interrompt avec fermeté. « Surtout pas bon sang, t’es fou ? Pour l’instant ça commence comme ça, juste un peu d’anxiété. Mais après ça va être les frissons, les nausées, tu vas t’arracher les cheveux et te rouler par terre en bavant comme un chien enragé. Y’en a un paquet qui ont fini dans l’aile psychiatrique de l’hosto à cause de ce Nutella, c’est ça que tu veux ? » Tu le regardes, horrifié, les yeux écarquillés. D’après ton frère, les symptômes du manque sont pires que ceux de n’importe quelle autre drogue. Ça va te rendre dingue, et tu vas souffrir le martyr. T’as pas envie d’avoir mal, t’as pas envie de t’arracher les cheveux, t’as pas envie qu’on t’enferme tout seul dans une pièce capitonnée. Alors tu secoues vivement la tête de droite à gauche comme un gamin apeuré. « Ok, mais surtout faut que t’en parles à personne. Personne ne doit savoir que t’en accro au Nut’ sinon on va te dénoncer aux flics et tu pourras plus en prendre. » Oui, c’est logique. Tu ne diras rien. Le seul truc qui te chiffonne dans cette histoire, c’est comment il est possible que tu sois en manque de Nutella. « Mais j’en n’ai jamais mangé du Nutella. J’aime même pas ça. » Tes paroles glissent faiblement entre tes dents et tu cherches désespérément à accrocher le regard de ton frère qui te fuis obstinément pendant que les connexions se font dans ton cerveau. Alors tu sais. Tu comprends instantanément ce qui t’arrive, parce que contrairement à ce que les gens imaginent tu n’es pas complètement idiot. Un peu étrange, différent, mais pas stupide. T’es parfaitement conscient de tout ce qui se passe, de tout ce qu’on te fait, simplement tu ne le montres pas. « On a dû de le donner à ton insu, t’es tellement gentil que t’accepterait la boîte de bonbons bardés de somnifère d’un pédophile. » Le pire, c’est qu’il a raison, et c’est exactement ce que t’as fait. Ça t’a étonné qu’il te fasse si souvent à bouffer Nunzio, ces derniers temps, mais t’as cru que c’était un moyen de vous réconcilier. Toi t’étais heureux, alors t’as tout avalé sans te poser de question. C’est dans ces plats que tu contemplais avec bonheur qu’il a dû mettre ce fameux Nutella. A chaque fois. Juste un peu. Tu sais que celui qui t’as rendu accro c’est lui, et tu sens qu’il sait que tu sais. Parce qu’il a l’air mal à l’aise, subitement. Lui que t’as toujours écouté, respecté, admiré. Lui qui t’a toujours détesté, méprisé, blessé. Mais tu ne peux pas le lui reprocher, parce que depuis ton arrivée dans sa famille tout a merdé. Son père avait fait fondre leurs économies au casino de Venise, et il avait dit que c’était de ta faute, que Madame Versatti lui avait pourtant dit que tu lui porterais chance. Mais il t’avait amené et il s’était ruiné. Semaine après semaine. En se raccrochant à l’espoir que grâce à toi, il remporterait une fortune. Sa mère était partie deux ans plus tard sans même dire au revoir à ses enfants. Un matin elle n’était plus là, tout simplement. Pourtant elle t’avait embrassé toi dans la nuit avant de quitter votre petite maison verte, et t’avais fait l’erreur de le dire. Sa sœur était tombée enceinte à dix-neuf ans, et même si cette fois tu n’y étais pour rien, Nunzio t’en as quand même voulu. Il a répété pendant des mois que le gosse avait tes cheveux, que t’avais souillé sa précieuse Luna et qu’il ne te le pardonnerait jamais. Alors tu sais que c’est lui le responsable du manque que t’éprouves aujourd’hui mais tu joues au con, comme à ton habitude. Parce que tu crois qu’à force de persévérer ton frère va finir par t’accepter. Peut-être même par t’aimer comme toi tu l’aimes. « Le problème c’est qu’il lui manque des ingrédients à mon pote, pour faire le Nutella. Va falloir que tu nous aides. » Voilà où il veut en venir finalement, voilà pourquoi il t’a infligé ça. Parce qu’il a besoin de toi. C’est juste qu’il ne savait pas comment te le demander. Et comme un pauvre con, tu te sens utile et ça te fait plaisir.

Tu extirpes le téléphone portable de la poche de ton jean, ouvrant le sms qui fait clignoter l’écran. Alors, t’as fini par aborder le type ? Le type, c’est celui qui habite dans cette petite maison jaune fluo autour de laquelle tu t’agites à la recherche d’un angle de vue convenable. C’est celui qui a changé ta soirée soporifique au bar de la boîte en plein air en opportunité intéressante. Je suis devant chez lui. Paco t’avait obligé à le suivre au milieu de tous ces corps peu vêtus et imbibés d’alcool, alors que tu n’avais aucune envie de te perforer un tympan en respirant les effluves de transpiration. Tu t’étais fait aborder par deux belles blondes que t’avais gentiment éconduit, t’avais commandé un verre de limonade et tu t’étais affalé sur le comptoir en suivant ton ami des yeux au milieu de la piste de danse. Tu avais souri bêtement en le voyant si détendu, si heureux, si libre, et c’est là que t’avais croisé SON regard. Châtain, moyennement grand, assez baraqué, deux billes bleues hypnotiques. Un putain de Dieu. T’étais instantanément tombé sous son charme sans la moindre mégarde, avec ton empressement habituel. Sans te demander s’il était con, marié, récemment sorti de prison ou père de dix enfants. Alors t’étais resté après le départ de Paco sans vraiment savoir pourquoi, à contempler ce mec comme une adolescente en fleur éveillée par son premier amour. Comment ça, t’es DEVANT chez lui ? Comment t’as eu son adresse ? Merde. Il a compris à ton vocabulaire que tu n’es pas à l’intérieur, qu’il ne t’a pas invité, que tu l’espionnes comme un traqueur. Je l’ai sui … Tu n’achèves pas ta réponse. T’hésites. Tu te mords la lèvre. Tu l’effaces. Une nouvelle vibration capte ton regard. Me dis pas que tu l’as suivi … Lupo bordel tu sais qu’on met des gens en taule pour ça, tu le sais pas vrai ? Tu es bien plus prévisible que ce que tu imagines, et tes lèvres adoptent une mine boudeuse. Quel rabat-joie franchement, ça se voit qu’il n’a jamais été amoureux. Vraiment amoureux. Qu’il n’a jamais éprouvé ce sentiment qui te prend aux tripes, qui t’obsède jour et nuit, qui te garde prisonnier jusqu’à ce que tu lui donnes de quoi se rassasier, qui te fais oublier tout le reste et en particulier le bon sens. A supposer que t’en aies un minimum. Pourtant tu le sais, au fond, qu’il a raison. Que t’es pas tout à fait normal. Que t’es un grand malade. Que tu fais des trucs complètement hallucinants. D’habitude tu t’en fiches, mais quand Paco te sermonne c’est différent. Parce que Paco tient à toi. Parce que Paco veut ton bien. Parce que Paco est ta conscience. Et à force d’y penser t’éprouves subitement une honte qui réchauffe tes pommettes. Tu les sens qui s’embrasent, comme sous l’effet d’une fièvre soudaine, et tes pupilles fouillent le voisinage à la recherche d’un éventuel témoin. Manquerait plus qu’une mémé trop curieuse ait l’idée de dénoncer aux flics le gamin bizarre qui rôde près de la fenêtre de son jeune voisin. Une nouvelle vibration te fait sursauter. Putain je le savais, il te manque vraiment une case. Ramène-toi, j’ai du Nutella. Il sait comment te parler Paco, et tu déguerpis sans même avoir aperçu l’objet de ton obsession passagère.  

« Je suis contente que tu sois venu mon chéri. » Ses yeux luisent sous la lumière vive de la chambre d’hôpital, les yeux sombres de cette femme qui t’as mis au monde vingt ans plus tôt. Elle tend sa main tremblante pour s’accrocher à la tienne, la serrant faiblement. D’un coup de téléphone tu avais appris que ta mère était encore en vie, mais plus pour longtemps. Tu avais accouru à son chevet, bravé ta peur de l’eau pour embarquer sur un Vaporetto en direction de Venise, et tu t’étais retrouvé face à une femme alitée fébrile et malade. Tu ne lui en avais pas voulu d’avoir attendu si longtemps pour décrocher ce putain de téléphone, de n’avoir eu le courage de se manifester qu’après le pronostic létal des médecins. Toi, tu es simplement heureux qu’elle l’ait fait. Peu importe les circonstances, peu importe le moment. « Tu es tellement beau. » Une esquisse de sourire contagieux se forme sur ses lèvres, rapidement remplacé par une grimace. Tu aimerais dire quelque chose mais tu n’y arrives pas. Tes mots restent coincés au fond de ta gorge nouée. « Tu sais j’ai toujours veillé sur toi, j’ai vérifié qu’il ne t’arrivait rien. » Tu t’abstiens de lui dire qu’à six ans, tu t’es fait renverser par un camion de l’usine de Nutella et que t’as failli crever. Qu’à douze ans, t’as fait une grave crise d’asthme en essayant d’apprendre à nager et que t’as failli crever. Qu’à quinze ans, un camarade de classe t’as poussé dans l’escalier et que t’as failli crever. Que le mois dernier, le fils du postier t’as planté un couteau dans le ventre parce qu'il s'imaginait que c'était une machine à chatouilles à cause du Nutella et que t’as failli crever. C’est réconfortant pour elle de croire qu’elle a réussi à te protéger, même de loin. « Je sais. » Tu mens. Pour lui faire plaisir. Parce que tu te doutes bien qu’elle n’a pas passé ta vie à t’observer à travers des jumelles. Sinon elle t’aurait sauvé, elle ne t’aurait pas laissé dans cette famille destructrice. Mais elle a au moins gardé une trace de toi, et rien que ça te suffit. Alors elle glisse ses doigts sur ton visage, et le contact de sa peau contre la sienne te rend infiniment triste. Cette femme tu ne la connais pas, tu viens à peine de la rencontrer. Ce n’est qu’une patiente mourante de l’hôpital de Venise, une parfaite inconnue. Et pourtant t’es presque prêt à l’appeler Maman, à pleurer sur son lit de mort et à servir un beau discours à son enterrement. Tu te sens concerné et la voir dans cet état te déchire le cœur comme si tu avais partagé sa vie pendant toutes ces années. Tu ressens tellement de choses que tu aimerais mourir pour ne plus les éprouver. Cette étouffante empathie, cette rapidité d’attachement, t’as toujours pourri la vie. T’as été déçu, trahi, trompé, méprisé, humilié. Mais toi tu dis toujours que tu préfères trop aimer, trop rire, trop pleurer, trop souffrir plutôt que d’être froid et détaché. Tu pourrais aussi trop haïr, trop mépriser, trop blesser, mais si certains sentiments t’envahissent au centuple tu sembles en avoir annihilé d’autres. Comme s’ils étaient là, quelque part, mais atrophiés. Incapables de s’élever pour te faire serrer les poings, pour te faire hurler. Toute la merde du monde tu l’ingères sans protester, tu hausses les épaules et tu essaies de la transformer en quelque chose de bien. Comme si ton esprit refusait l’idée du mal, du mauvais, qu’il y avait forcément autre chose. Mais parfois il n’y a rien d’autre. Juste la merde. C'est simplement que tu ne la vois pas, que tu t'obstines entre tes œillères. Même là, tu te dis que ta mère ne mourras pas seule, que la maladie vous a réuni une dernière fois et que ça vous rend heureux tous les deux. Qu'elle aurait pu clamser d'une crise cardiaque et que tu ne l'aurais jamais rencontrée, qu'elle n'aurait jamais pu te dire tout ça. Et tu trouves ça beau à en pleurer. Parce que ouais, t'es grave à ce point.