Une Française paumée et presque féministe, et un Italien de pur souche, ça fait forcément des étincelles. Alice a longtemps cherché de plus amples informations à propos de son père (ou géniteur, comme elle aime si bien l'appeler). Pas tant par envie de revoir cet homme ingrat qui a lâchement abandonné sa copine -fiancée, en fait- en apprenant sa grossesse, mais au moins pour savoir de qui il s'agit. Tout ce qu'elle a finalement réussi à avoir, c'est une photo. Une photo bien cachée, mais qu'elle a dérobé à sa mère. Elle la connaît par coeur cette photo, elle a retracé chacun des traits de son père maintes et maintes fois pour essayer de noter des ressemblances. Il n'y en a pas tant que ça, en réalité. Alice a tout pris, ou presque, de sa mère. Ses longs cheveux blonds, ses tâches de rousseur, et même ses yeux verts. Rien ne l'a jamais rapproché de cet homme, mais cela ne l'a pas empêché de manquer de sa présence. Au contraire, même. Vivre avec deux filles, - sa mère et sa soeur, de quatre ans son aîné -, n'a jamais été chose aisée. Il aurait sans doute fallu un homme pour maîtriser la petite fille, la jeune fille, et même la mère, souvent sujette à des crises d'angoisse sans réel fondement. Le manque a toujours eu sa place dans le coeur et la tête d'Alice, mais c'est quelque chose qu'elle n'a pas pu partager avec sa mère. Juste avec sa soeur, avec quelques limites toutefois. Daisy, l'aînée, n'a jamais rien su de la photo, cachée en permanence sous l'oreiller d'Alice. Pourtant, cet homme est loin d'être un modèle, et la jeune fille l'a toujours su. Un coureur de jupons, un amateur de découvertes et de voyage, incapable de se poser, ni même de montrer la moindre tendresse envers qui que ce soit, et encore moins un quelconque intérêt envers sa fille, laissée pour compte derrière. Il n'a été que de passage dans la vie de sa mère, Alice l'a très vite deviné, en tâchant de reposer tout cela dans un contexte concret. Les filles ont donc longtemps vécu toutes les trois, avec quelques hommes de passage pour la mère, apparemment incapable de trouver chaussure à son pied. Cela n'a jamais dérangé outre mesure ses deux filles, du moment que cela ne s'étende pas jusqu'à elles, et ne les dérange pas.

La vie est souvent faite d'imprévus, et de surprises en tout genre qui viennent bousculer une routine. Alice, douze ans, a dû accepter les nouveaux choix de vie de sa mère. Elle a rencontré un nouvel homme, un Italien -encore une fois-, et avec lui, il semblerait que c'était sérieux. Il a même rencontré ses filles, et tout s'est merveilleusement bien passé. Agréable, charmant, responsable, sérieux, bref bourré de qualités. Alice a d'abord été très heureuse de voir sa mère de nouveau souriante et pleine de vie, mais elle a bien vite déchanté en découvrant les plans du couple. Ils ont décidé de venir vivre en Italie, dans la demeure de Monsieur. Elle s'est rebellée, a tenté de faire comprendre à sa mère qu'elle ne voulait pas quitter sa vile natale, et tous ses amis, mais rien a changé. Et un peu moins d'un an après sa rencontre avec celui qu'elle appelait déjà l'homme de sa vie, la mère d'Alice a embarqué la jeune fille avec elle, pour démarrer leur nouvelle vie. Bien sûr, Daisy est restée à Bordeaux, où elle a ainsi pu terminer ses études. C'est sans doute ce qui a le plus chamboulé Alice : devoir quitter sa grande soeur, de qui elle était si proche. Elle a perdu tous ses repères et n'a pas hésité à mener la vie dure à sa mère et son nouveau beau-père, une fois en Italie. Cela a duré deux ans environ, avant que son beau-père ne perde littéralement les pédales. A son tour, il lui a mené la vie dure, à coup de remarques bien placées et de regards noirs. Il n'a jamais cherché à se mêler de quoi que ce soit, encore moins de la relation entre les deux filles, et il n'a même jamais montré de véritable intérêt envers elle, mais il a fini par entrer dans la "partie". C'est à partir de là que le couple a commencé à chavirer, doucement mais sûrement. Disputes sur disputes, disparitions sur disparitions. Un coup, la mère d'Alice quittait la maison et ne revenait que le lendemain matin, celui d'après c'était le tour de son ami. Et puis, le pire est arrivé. Alice avait seize ans, et sa mère avait encore claqué la porte, après une énième dispute avec son compagnon. Elle s'est retrouvée seule avec ce dernier, mais ne s'en est pas préoccupée ... Dans un premier temps. Elle venait tout juste de se mettre au lit quand il s'est arrêté devant sa chambre, avant d'y entrer sur la pointe des pieds. Alice n'a, par la suite, jamais été capable de s'exprimer sur ce qu'il s'est réellement passée cette nuit-là, pas même à sa mère qui a tenté de lui arracher les vers du nez. Mais une chose est certaine : elle en est ressortie traumatisée, et incapable de rester dans la même maison que cet homme qui a, peu de temps après, quitté la vie des Bennett. Définitivement.

Cela a profondément marqué Alice, qui s'est réfugiée dans les bouquins. Étrangement, elle n'a pas tant que cela perdu sa confiance en l'être humain en général. Elle avait toujours aimé rencontrer des personnes et nouer de nouvelles amitiés, et cela n'a pas changé après cette épreuve. Au contraire, c'est, de manière étrange et paradoxale, ce qui lui a permis de s'intégrer finalement dans ce nouveau pays. Elle a redoublé ses efforts pour mieux apprendre la langue, a plus fait attention à Venise, où elles vivaient alors. Et puis, sa soeur les a rejoints en Italie, et elles sont parties toutes les trois sur l'île de Burano. Un excellent moyen pour qu'Alice passe à autre chose et tourne la page une bonne fois pour toute. Elle a tout tenté pour y parvenir, même si elle avait la très nette tendance à se laisser distraire par les bouquins. A dix-huit ans, elle a pris son envol et s'est installée dans un appartement à proximité de l'endroit où vivait toujours sa mère. Elle a fait une rapide formation et a finalement trouvé un emploi en tant que bibliothécaire, pas très loin de chez elle. Elle a pris un rythme de vie plutôt normal, et a réussi à mettre un minimum de côté ses peurs et appréhensions. Mais s'il y a bien quelque chose qu'elle n'arrive pas à supporter, c'est le contact avec les hommes. Elle ne peut pas, c'est plus fort qu'elle. Il suffit qu'un ami d'une amie essaye de lui faire la bise pour qu'elle se braque, et file sans demander son reste, sous prétexte d'une trop forte charge de boulot. Ce n'est pas vrai, bien sûr. Mais elle ne veut pas se ridiculiser en avouant qu'elle est juste terrifiée. Sa mère et sa soeur elles-mêmes ne sont pas au courant de tout cela. Comment aborder le sujet ? C'est parfaitement ridicule et cocasse, comme situation ! Alors, elle s'est tut. Et elle a poursuivi sa vie de la sorte, en évitant tant bien que mal de se retrouver dans des situations trop embarrassantes. Ce n'est pas facile tous les jours, mais elle se débrouille de mieux en mieux. Elle est même devenue pro dans l'art d'esquiver les rencontres qu'on lui propose, n'étant, de toute façon, pas assez désespérée pour accepter de sortir avec le premier venu ! Elle est bien toute seule ... Et puis, elle est incapable d'opérer un rapprochement à proprement parlé avec un homme. Donc, elle continue à se tenir à distance, et c'est très bien comme ça. C'est ce qu'elle dit et pense, en tout cas.

Le destin a, semble-t-il, décidé de lui forcer la main. Il a fallu qu'elle se retrouve à traverser la route au moment même où un chauffard passait par là, et elle a été percutée. L'impact a été violent, et c'est tout ce dont elle se souvient du choc : le crissement des pneus sur le bitume, et son corps emporté au loin. Quand elle s'est réveillée, on lui a annoncé que la quasi totalité de son corps était paralysée. Elle a eu beaucoup, beaucoup de mal à s'y faire. En fait, il n'y a même pas de mot pour décrire à quel point elle s'est sentie impuissante, et désespérée. C'était donc ainsi qu'elle allait terminer sa vie ? Piégée dans un corps qu'elle n'avait pas la possibilité d'utiliser ? Elle avait encore tant de choses à voir, à faire, à dire ! On lui a alors parlé de cet homme, ce héros qui lui a sauvé la mise, et sans qui elle ne serait plus de ce monde. Dans un premier temps, elle l'a maudit, lui en a voulu de l'avoir sauvé alors qu'elle était maintenant dans un corps paralysé, et puis, elle s'est remise à espérer à l'annonce des médecins. Et si cette opération marchait, finalement ? La première visite d'Alessandro a achevé de la convaincre, comme toutes celles qui ont ensuite suivies. Sans même en avoir totalement conscience, il est celui qui l'a remise sur pieds et qui lui a redonné l'envie de se battre, même si cela n'a pas été facile du tout. Il est venu chaque semaine, chaque jour même pour lui parler de tout et de rien, mais surtout de lui parce que c'était tout ce qu'elle voulait savoir, et il a été là aussi une fois son opération terminée. Elle a retrouvé le plein usage de son corps et a encore du mal à le réaliser pleinement. Il a, bien sûr, fallu entamer des séances de kinésithérapie et là aussi, Alessandro lui a tenu compagnie. Bizarrement, même une fois sur ses pieds, elle s'est sentie en sécurité aux côtés du jeune homme, en confiance. Mais il y a eu cet effleurement, et ce baiser qui a tout changé. Parce que si elle fait confiance à Sandro, elle n'est définitivement pas prête pour ça. La peur est toujours là, bien ancrée dans sa tête et elle a bien peur que cela ne change pas du jour au lendemain. Alors, elle l'a repoussée. Et il n'y a rien qu'elle regrette plus que ça. Elle aurait pu ... Lui en parler, faire un pas dans sa direction et s'expliquer. Mais non, il a fallu qu'elle le laisse filer, sans même faire le moindre effort. Elle n'est pas certaine d'être prête mais en même temps, elle a déjà failli perdre la vie une fois ... La vie est trop courte pour se freiner de la sorte. Elle voudrait avoir le courage d'essayer, ne serait-ce que ça. Mais elle sait qu'elle n'est pas assez forte, surtout qu'il est maintenant en couple avec une autre ... Elle a foutu ça en l'air, elle veut au moins pouvoir garder son amitié, même s'il est très compliqué pour elle de mettre ses sentiments dans un coin de sa tête. Il lui a sauvé la vie, est un confident hors pair, un ami comme elle n'en a que trop rarement eu, mais aussi bien plus que cela. Et c'est terrifiant.

Avatars par Psychotic Kid