21 juillet 1992. Les pleurs du nouveau-né et le sourire empli de rides d'une vieille sorcière. Les enfants des voisins l'appellent Baba Yaga en secret, sans savoir qu'elle le sait pertinemment et qu'elle en rit sous capes chaque fois qu'ils détalent à sa simple vue. Mais aujourd'hui, Baba Yaga ne veut pas faire peur aux enfants, encore moins à celui qui s'endort peu à peu dans son giron, épuisé par son grand héroïsme de la journée : naître. Dans la pièce vide où n'existe plus qu'un grand lit conjugal, l'ancienne génération berce tendrement la nouvelle, promettant à voix basse des mensonges rassurants et des espoirs de fumée. « Tu verras Ciòran, ce sera facile pour toi... »

  « Bordel Ciòran descend de là, on va encore se prendre une amende. » Elle a le sang qui lui pulse dans les tempes, qui lui remonte dans le cerveau, et les forces qui quittent peu à peu ses doigts crispés sur la barre de métal. Son rire éclate malgré tout alors qu'elle se laisse doucement retomber dans le sens de la gravité pour lancer un clin d'oeil à son compagnon d'infortune.  « Amuse toi un peu Ethan, on dirait ma grand-mère. » Ethan se contente d'hausser les épaules et de sortir de la rame du métro au moment où celui-ci émet un léger tintement, annonçant son intention de repartir. Ciòran est obligée de se lancer à la suite de son ami, heurtant de l'épaule la porte mécanique. Elle a beau râler tout ce qu'elle peut, quelques pas derrière, le garçon n'en a vraiment rien à faire. Alors elle finit par se taire et elle s'avance à ses côtés pour lui tendre une cigarette qui lui fait hausser un sourcil. Pas qu'il soit surpris que la petite blonde fume à quinze ans, mais...  « Tu les as volées à qui encore ces clopes ? » L'espace d'une seconde, la colère qui passe dans les yeux de la jeune fille les effraie tout les deux.  « Si t'en veux pas, j'te force pas. » Ethan n'a pas la force de s'excuser, et de toute façon, elle ne l'écouterai pas. Elle n'aime pas ça, être pauvre. Ne pas pouvoir aller à l'école, ne pas avoir de livres à lire et de quoi s'offrir un chocolat chaud sur le chemin du retour.

   « Arrête de bavasser et dessine moi dessus, ça fait déjà dix minutes que j'ai enlevé mon soutif, ça commence à faire froid ! » Ethan pousse un soupir et roule des yeux avant de finalement acquiescer, vaincu par les légers frissons qui hérissent la peau dénudée de son amie qui le regarde avec cette colère fière qui se veut adoucie, comme à chaque fois. Ciòran ne sait pas être douce, malgré tout ses efforts. Elle est brutale, névrosée, presque bipolaire. C'est d'ailleurs à cause de ses fréquentes sautes d'humeur et d'avis qu'il ne l'avais pas prise au sérieux, quelques mois auparavant, lorsqu'elle lui avait annoncé vouloir être son brouillon, le temps qu'il termine sa formation de tatoueur. Et la voilà ce soir dressée avec indécence dans son salon, se fichant bien de quel modèle il peut lui choisir, fidèle à sa promesse. Le premier sacrifice d'encre, le début d'une liste interminable, comme si elle ne parvenait plus à s'arrêter. L'amitié entre eux reposaient sur des escapades, elle se renforce désormais lors de leurs longues nuits. Celles où ils rient si fort que les murs tremblent, celles où ils réinventent le monde avant d'en appliquer les nouvelles formes sur la peau blanche de la jeune femme. Ciòran est un univers perdu.  

 Lorsque l'avion prend son envol, Ciòran a les ongles si fermement enfoncés dans le bras du fauteuil qu'ils percent la housse de mauvaise qualité. Livide, elle regarde Sydney qui s'évanouit à ses pieds, et Ethan qui doit encore s'être perdu dans les dédales de l'aéroport après l'avoir déposée. L'homme à ses côtés ne lui prête pas la moindre attention, plongé dans son film d'action. Elle sert les poings et prend une inspiration pour reprendre contenance. La carlingue pataude semble bien s'en sortir à dix milles pieds d'altitude, alors elle sort un carnet écorné de son vieux sac de vadrouille pour y regarder les mots griffonnés à la hâte. Des noms sans visages et des croquis indécis, encre de terreur loin de sa peau où grandissait un enfant monstre, un parasite de chair et de sang, un demi-elle assassiné. Les confins de sa jeunesse en Australie avalent des kilomètres et des années, bloquant ses poumons affaiblis. Elle aimerait contre sa paume la peau parcheminée d'une sorcière des sables. Les milles encres de son corps s'animent et s'enlacent dans une danse qu'elle rejoue à l'infini. Avoir quelques heures de nouveau et s'entendre murmurer Tu verras Ciòran, ce sera facile pour toi...